Pourquoi les pilleurs de l’Afrique eurent intérêt à faire disparaître ses traditions orales ?

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Support écrit de la conférence « De l’importance de nos traditions orales africaines » animée par Natou Pedro Sakombi et organisée à Bruxelles par l’association Kachukwa Hatua – le 27 novembre 2016

Si l’Afrique est une civilisation de l’oralité, il n’en demeure pas moins que l’écriture est née en Afrique . En effet, dès les origines, l’Africain accordera une importance capitale au logos créateur. C’est par la parole, qui sert de continuum à l’héritage ancestrale que tout se créé et prend vie. Elle est sacrée et celui qui en fait usage a la lourde responsabilité de la maintenir vraie et de la transmettre avec fidélité. Et si l’oralité a précédé l’écriture, qui n’a été qu’un moyen de concrétiser ou de matérialiser la parole, que penser de la phrase d’Amadou Hampaté Bâ, fervent défenseur des traditions orales africaines:  « Le fait de n’avoir pas eu d’écriture n’a jamais privé l’ Afrique d’avoir un passé, une histoire et une culture…  » , puisqu’en effet, toutes les preuves sont aujourd’hui réunies pour affirmer que l’Afrique a bien possédé une histoire écrite, et ce, bien avant la découverte de celle-ci par l’Occident? Triste est de constater que les traditions orales africaines se perdent au fil du temps et que ce legs ancestral devient trivial au profit de l’écriture, considéré comme le meilleur outil de conservation du patrimoine historique et social. Mais pourquoi les traditions orales africaines avaient plutôt intérêt à disparaître?

Dans cette étude, nous tenterons donc de comprendre l’importance des traditions orales africaines et pourquoi elles avaient plutôt intérêt à disparaître, alors qu’elles demeurent un héritage historique et sociale considérable, au même titre, voire plus, que les sources écrites.

Les traditions orales sont un ensemble de témoignages de toutes formes sur le passé d’un peuple et qui sont transmis verbalement. Voilà pourquoi l’accent est souvent placé sur le pluriel: on parle donc des traditions orales. Alors que la littérature orale, selon l’Occident, place le conte au sommet de l’oralité, les traditions orales africaines couvrent quant à elles diverses formes qui en font un style d’une richesse incommensurable: les contes ou fables, les mythes, épopées et les généalogies, les proverbes, les devinettes et les énigmes et enfin, les chants.

Les différentes formes de transmission des traditions orales

Les contes ou les fables, qui sont les plus courants, sont des récits d’aventures imaginaires à vocation purement didactique. Leur particularité est d’avoir été créés par le peuple et transmis par lui de génération en génération. Bien souvent, ce sont les anciens qui les racontent aux plus jeunes et la nuit reste le meilleur moment pour conter, car l’imagination et l’esprit sont libérés des tâches et des préoccupations diurnes. Notez que les fables ont la particularité d’être plus courts que les contes, concernent généralement une anecdote et peuvent contenir une note d’humour.

Loral3es mythes possèdent une narration plus longue. Leur particularité est d’être inhérents aux croyances du peuple, de contenir des éléments du monde surnaturel, quand bien même le réel y reste très présent. Contrairement aux légendes, les mythes sont pris très au sérieux et  il n’est pas permis au peuple d’en douter car ils sont du domaine su sacré. Chez les Ewe du Togo par exemple, il n’est pas permis de conter les mythes durant le jour, au risque de se voir frapper d’une malédiction.

Les épopées et les généalogies sont des récits qui racontent les exploits de héros ayant joué un rôle dans l’histoire d’un peuple ou d’une ethnie. Les récits épiques sont souvent caractérisés par l’esthète, d’où leur embellissement volontaire pour glorifier les hauts faits des protagonistes. Les généalogies qui traitent souvent des dynastie chantées par des griots sont des sources historiques très importantes.

Les proverbes, les devinettes et les énigmes  sont des vérités imagées dont les moralités sont souvent dites avant de commencer. On y retrouve un véritable jeu de cache-cache par la parole, en général entre l’ancien qui les présente et les plus jeunes. Ils sont souvent à vocation didactique et sont destinés à pousser l’interlocuteur à la réflexion sur une moralité.

Les chants sont également très importants dans le corpus des traditions orales africaines. Ils accompagnent diverses situations de la vie telles que les cérémonies de mariage, de moisson, de naissance, de décès, de circoncision mais aussi les rituels.  Ce sont surtout les griots qui les interprètent et peuvent de facto être considérés comme de véritables sources de savoir. Ces derniers ont d’ailleurs le privilège d’être introduits dans les cérémonies de rituels où ils  découvrent les secrets enfouis, les sites sacrés, les autels des familles, apprennent les langues des initiés, etc…

Les personnages impliqués dans les traditions orales africaines

Les humains, les animaux, les minéraux, les végétaux, les objets, les figures surnaturelles (monstres, génies) et les personnages allégoriques font tous partie des personnages animés apparaissant  dans les traditions orales africaines. Ce sont des enfants, des sages, des vieillards, des femmes, des sorciers, des rois…

Le phénomène du « conte en miroir » caractérise souvent le jeu des personnages: la comparaison est souvent faite entre deux protagonistes évoluant dans un même contexte mais dont les attitudes sont différentes face à une certaine épreuve. L’interlocuteur est alors invité à choisir le comportement du plus sage, comme c’est le cas dans le conte africain très ancien Anansi l’araignée et la tortue de mer, qui nous rappelle d’ailleurs étrangement la fable du lièvre et de la tortue. Aussi, les animaux dans les traditions orales africaines tendent à revêtir les qualités et les défauts des humains selon leur monde animalier: le lion représentera le chef, un personnage courageux et autoritaire, la tortue représentera souvent une personne honnête, sage, tempérée et patiente, alors que le singe jouera le rôle du malicieux, du fourbe et du taquin, etc…

Les transmetteurs des traditions orales

En Afrique, tous les adultes se doivent de participer à l’éducation des enfants. Néanmoins, les piliers de la transmission du savoir par l’oralité demeurent les parents (du père au fils, de la mère à la fille, de l’oncle au neveu pour les sociétés matrilinéaires, …) mais surtout les grands parents, qui sont, au même titre que les griots, les gardiens des traditions. Le fait que le vieillards soient exempts des tâches ménagères leur offre plus de temps à accorder aux petits enfants avec qui ils ont une relation de complicité et de connivence, car moins sévères que les parents.

oralite4Les griots, qui sont les transmetteurs des traditions orales par excellence, ont un rôle quasi mystique. Ce sont les détenteurs de la mémoire sociale du peuple et les gardiens du savoir. Ils sont les érudits et les intellectuels du peuple et peuvent être considérés comme des « intouchables », forts de la confiance qui leur est accordée.  Ils sont généralement accompagnés de leur instrument (en général la kora).

L’écrivain guinéen Tierno Monenembo dit des griots qu’ils sont les

« Précepteurs des princes, confidents et conseillers des rois, mémentos historiques, encyclopédies vivantes, poètes, sociologues et moralistes, ils sont à l’Afrique ce que les Rabelais, les Dante, les Cervantès, les Diderot et autres la Bruyère sont à l’Europe. »

Les griots ont été évoqués par des auteurs tels qu’Amadou Hampaté Bâ, Senghor, Birago Diop ou Mamby Sidibé, pour leur qualité de transmetteurs des traditions orales, aux côtés des viellards.

Ainsi, dans les Contes d’Amadou Koumba de Birago Diop l’auteur dit avoir redécouvert la tradition orale grâce au griot Amadou Koumba qui est le narrateur de son livre.

Pour L. S. Senghor le griot représente une figure d’authenticité de la culture africaine. Voilà comment il l’introduit  dans un essai fondateur de la négritude, « Comment les lamantins vont boire à la source »:

« Le voilà donc, le Poète d’aujourd’hui, gris par l’hiver dans une grise chambre d’hôtel. Comment ne songerait-il pas au Royaume d’Enfance, à la Terre promise de l’Avenir dans le néant du temps présent ? Comment ne chanterait-il pas la  » négritude debout  » ? Et puisqu’on lui a confisqué ses instruments, que les remplacent tabac, café et papier blanc quadrillé ! Le voilà comme le griot, dans la même tension du ventre et de la gorge, la joie au fond de l’angoisse. «  (Ethiopiques, 1964 : 219).

C’est encore L. S. Senghor qui décrit la relation de l’écrivain au griot, quand ce premier adapte à l’écrit les paroles du second : « Or donc Birago Diop ne prétend pas faire œuvre originale ; il se veut disciple du griot Amadou, fils de Koumba, dont il se contenterait de traduire (….) »

Il est à noter qu’un bon conteur ou un bon griot c’est celui qui a la capacité de manier l’art de la suggestion, de faire naître des êtres et des choses animées dans le mental de son public. C’est là toute la force de l’oralité africaine! Le conteur ou le griot peut à sa guise, et selon le type de publique ou le contexte, apporter sa touche personnelle. Ce qui rend l’oralité malléable, contrairement l’écriture qui reste figée. Certains y verraient d’ailleurs le piège de l’authenticité des sources orales, car comment attribuer du crédit à un récit qui change d’après le peuple ou l’environnement du conteur? Mais pour cette question, on fait confiance au conteur qui a la  responsabilité de ne pas altérer ni la forme du récit ni le message de base, car la parole reste sacrée. Amadou Hampâté Bâ nous dira à ce sujet: 

« ce qui est en cause derrière le témoignage lui-même, c’est bien la valeur de l’homme qui témoigne… Or, c’est dans les sociétés orales que non seulement la fonction de la mémoire est la plus développée, mais que le lien entre l’homme et la parole est le plus fort. Là où l’écrit n’existe pas, l’homme est lié à sa parole, il est engagé par elle. Il est sa parole, et sa parole témoigne de ce qu’il est »

L’importance de nos traditions orales africaines et pourquoi elles tendent à se perdre

Si l’Africain ne réalise pas toujours l’importance de pérenniser ses traditions orales, les Occidentaux en ont pourtant compris la richesse et ont certainement participé de manière volontaire à leur extinction. Certes enrichis par le contact avec notre oralité, la civilisation occidentale échoue pourtant à s’imprégner d’un aspect important des traditions orales africaines: leur côté sacré et mystique. Et ils savent pertinemment bien qu’il s’agit d’un mystère qu’ils ne perceront jamais et une richesse destinée uniquement à l’Africain pour son avancement.

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En effet, lorsque les soi-disant civilisateurs arrivent en terre africaine, ils cernent vite les fonctions pédagogiques, politiques, sociologiques, initiatiques et fantasmatiques des traditions orales africaines. Il s’agissait du meilleur moyen de connaître les populations qu’ils se devaient de conquérir, et dans cette véritable caverne d’Ali Baba que constituait l’oralité africaine, ils puisèrent les plus grandes richesses qui pouvaient assouvir leur curiosité intellectuelle. N’est-ce pas à travers l’oralité que le sage Ogotomeli leur enseigna le savoir astronomique des Dogons? Et d’ailleurs, outre les retranscriptions opérées par les Occidentaux, l’Africain lui-même possède t-il aujourd’hui une conservation écrite et accessible  du savoir des Dogons? Or, le but des traditions orales africaines étaient leur transmission de génération en génération au sein de leur population uniquement. Les étrangers n’avaient pas à percer le mystère du logos africain.

L’autre aspect non-négligeable de l’oralité africaine c’est bien son caractère sacré. Lorsque le savoir est retranscrit, il perd énormément de son côté mythique. Or, il y a des éléments de l’ordre de l’inexplicable et de l’ésotérique qui se transmettent par l’oralité et qui ne peuvent malheureusement être instillés à travers l’écriture. Et l’Africain  doit être conscient que cette oralité s’inscrit dans son ADN et que la chaîne ne doit absolument pas être rompue.

C’est certainement dans ce sens que Thierno Bocar, dont Hampaté Bâ fut le disciple, dira:

« le savoir est une lumière en l’homme. Il est l’héritage de tout ce que les ancêtres ont pu connaître et qu’ils ont transmis en germe, tout comme le baobab est contenu en puissance dans sa graine ».

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Il faut donc que l’Africain réalise que ses traditions orales cachent en réalité les clés de sa renaissance. L’Africain doit réaliser, que suite au chaos qui a pénétré ses terres depuis l’avènement de ses envahisseurs, les traditions orales sont entrées dans un sommeil de plus en plus profond et menant à leur disparition définitive. Mais il n’est pas encore trop tard, et il est primordiale de réanimer l’oralité africaine, car le faire, c’est faire participer les ancêtres longtemps endormis dans des pages inanimées et figées. Ce que les Occidentaux auront cerné mais n’auront pas ressenti, car étrangers à cette chaîne génétique et spirituelle que constitue l’oralité africaine, c’est son caractère sacré.

Et enfin, l’arme que nos détracteurs utilisèrent pour nous détourner de la nécessité de pérenniser nos traditions orales c’est le doute sur l’authenticité des sources. En effet, bien que ces derniers aient été à l’origine des retranscriptions du logos sacré des Africains, ils ont été les mêmes à paradoxalement douter  de leur propre démarche, évoquant des erreurs liés au langage, voire à l’anachronisme.

Qu’à cela ne tienne! Si l’Africain veut réellement accéder à nouveau à sa richesse orale, il se doit de reconsidérer le caractère sacré de son logos originel qui permettra irrévocablement d’éradiquer le doute. C’est seulement de cette manière que l’Africain mettra l’oralité sur le même piédestal que l’écriture et pourra en bénéficier en tout point de vue.

Par Natou Pedro Sakombi: 

https://www.facebook.com/Natou-Pedro-Sakombi-1703163179968105/

 

Sources:

  • Seydou Camara, « La tradition orale en question », Cahiers d’études africaines, 144, 1996, p. 770. (Sur les traditions orales des peuples africains.)
  • Vincent Hecquet, « Littératures orales africaines », Cahiers d’études africaines no 195, 2009, mis en ligne le 22 septembre 2009, consulté le 13 novembre 2016.
  • Moradewun Adejunmobi, « Disruption of orality in the writings of Hampaté Bâ », in Research in African literatures (Bloomington.),2000
  • Dioulde Laya, « La tradition Orale: PROBLEMATIQUE ET METHODOLOGIE DES SOURCES DE L’HISTOIRE », scribd.com
  • L. S. Senghor, « Ethiopiques », fichedelecture.com

 

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